55.
La nouvelle maison de Swan
Quelques jours plus tard, en revenant des bains, Swan décida d’aller explorer pour la première fois les terres que le Roi d’Émeraude lui avait données en cadeau de mariage. Ses compagnons d’armes avaient offert de l’accompagner et de l’aider à jeter les fondations de sa maison, car la jeune guerrière était pressée de la construire avant la naissance de l’enfant.
Elle entra dans sa chambre en essorant ses boucles brunes dans une serviette et trouva son mari endormi. Elle le contempla longuement en se demandant si leur fils lui ressemblerait. Elle caressa les cheveux noirs de Farrell et l’embrassa sur les lèvres.
— Réveille-toi, dieu du sommeil.
— Laisse-moi dormir encore un peu, gémit-il en se retournant.
— Pas aujourd’hui. Mes frères seront bientôt dans le hall. Je ne veux pas qu’ils changent d’idée.
— Swan, juste quelques minutes.
— Non.
Elle le harcela jusqu’à ce qu’il pousse un cri agacé. « Il est beau même avec les cheveux en bataille et les yeux à peine ouverts », constata-t-elle. Il referma brusquement ses bras sur elle et la fit basculer près de lui en parsemant son visage de baisers.
— Tu dois aller te purifier, protesta-t-elle en se débattant.
Mais, malgré sa grande force physique, elle n’arriva pas à se défaire de l’emprise du paysan et finit par céder à ses caresses. Après l’amour, elle demeura blottie contre lui un moment.
— Comment un homme mort depuis des centaines d’années peut-il représenter un danger pour vous maintenant ? demanda soudain Farrell.
— Onyx était magicien, rappelle-toi, répondit Swan en s’asseyant. Nous pensons qu’il a perfectionné son art en exil, puisqu’il a trouvé la façon de faire survivre son esprit à son corps. Heureusement, maître Abnar l’a détruit, comme il a anéanti tous les anciens Chevaliers d’Émeraude qui ont abusé de leurs pouvoirs.
Swan le poussa du lit et lui fit enfiler une tunique.
— De quoi Sage avait-il si peur, hier soir ? voulut-il savoir.
— D’Onyx, qui s’est emparé de son corps pendant quatre ans afin de se venger du Magicien de Cristal. Abnar a réussi à le débarrasser du renégat, mais il n’arrive pas à oublier ses souffrances. Maintenant, va. Je te raconterai le reste plus tard.
Elle ouvrit la porte de leur chambre pour expédier son mari dans le couloir. Décidément, cette femme Chevalier finissait toujours par gagner. Il alla jusqu’aux bains où il rejoignit ses beaux-frères qui bavardaient comme des pies dans l’eau chaude.
Dès qu’il fut parti, Swan mit le nez à la fenêtre. Le temps était radieux. Contrairement à Kardey et Ariane, qui avaient décidé de vivre au château, elle habiterait la campagne : l’enfant qu’elle portait grandirait ainsi en toute liberté. Elle s’habilla et rejoignit ses sœurs dans le hall où le repas du matin était servi. Même la Princesse des Elfes déjeunait avec elles, vêtue d’une tunique vert tendre toute simple, ses cheveux blonds tressés dans son dos.
Lorsque les hommes revinrent finalement des bains, ils avalèrent une bouchée avec les femmes. Assis près d’Amayelle, Nogait faisait de gros efforts pour ne pas donner libre cours à ses pulsions. Cela fit sourire Kira. « L’amour a finalement eu raison de son insouciance », se dit-elle. Après le repas, toute la bande se dirigea vers l’écurie. Wellan déposa Jenifael dans les bras de Bridgess, montée sur son cheval, et trouva amusant de voir la petite serrer les lèvres avec inquiétude. Mais puisqu’elle était la fille de deux puissants Chevaliers, elle allait devoir un jour ou l’autre s’habituer à ce mode de transport.
Les soldats d’Émeraude ne portaient pas leurs cuirasses ce jour-là. L’atmosphère était à la camaraderie. « Qu’ils en profitent », pensa Wellan. Nogait avait fait asseoir sa belle derrière lui. De son côté, Swan avait décidé de donner à Farrell sa première leçon d’équitation. De toute façon, ils se rendaient tous au même endroit, alors il y avait bien peu de risques que la bête entraîne le néophyte vers un royaume voisin. Il se hissa en selle avec difficulté sans cacher sa peur.
— Je suis passé par là, le réconforta son cousin Sage. Il n’y a rien à craindre. Ces chevaux sont bien dressés.
Farrell lui adressa un sourire mal assuré, mais ne répliqua pas. Après avoir sondé le cœur de ses compagnons, Wellan laissa ses sens invisibles parcourir le continent sans y déceler de danger potentiel. Il mettait le pied dans l’étrier lorsque le petit Lassa apparut devant lui.
— Emmenez-moi avec vous, sire, implora-t-il. Il est injuste que je reste tout seul ici quand les autres s’amusent à la campagne.
« Il a bien raison », admit en lui-même le grand Chevalier en le saisissant par la taille. Il le déposa sur sa selle. L’Immortel n’allait certainement pas être content de cette initiative, mais puisqu’il ne captait aucun péril, Wellan ne voyait pas pourquoi l’enfant ne profiterait pas lui aussi d’une journée de plein air. Il grimpa derrière Lassa et prit avec Bridgess la tête de la colonne de cavaliers.
Ce fut dans les rires et les plaisanteries que les Chevaliers quittèrent la forteresse. Ils suivirent le chemin de terre qui plongeait en direction de la rivière Wawki. La ferme de Swan était plus près du château que celles de Jasson et de Bergeau : ils y furent en une heure à peine. C’était une vaste étendue de terres, défrichées au sud et protégées par de grands arbres centenaires au nord. Tout au fond coulait la rivière. « Un endroit magnifique et tranquille où le couple pourra élever sa progéniture en paix », approuva Wellan.
Ils s’arrêtèrent près des pierres que les paysans avaient ramassées pour eux. Il y avait aussi du sable et d’autres matériaux dont ils auraient besoin pour commencer la construction de la maison. Jasson et Bergeau vinrent à leur rencontre, en compagnie de leurs épouses et des trois bambins.
— Vous en avez mis du temps ! s’exclama Bergeau.
— C’est Farrell qui ne voulait pas se lever, rétorqua Swan.
— Je ne savais pas que vous aviez convenu d’une heure précise pour vous rencontrer, protesta le jeune marié.
— Ils essaient seulement de te faire fâcher, lui dit Gabrelle en lui tapotant le dos. Ne mords surtout pas à l’hameçon.
Ils installèrent les chevaux à l’ombre des arbres, puis inspectèrent la région pour choisir le meilleur emplacement. Sans attendre le résultat de leurs délibérations, Swan marcha lentement dans l’herbe en laissant ses sens invisibles la guider. Sa fille dans les bras, Wellan l’observa sans rien dire, car cette décision ne lui appartenait pas.
— Je cherche un endroit protégé, déclara la jeune femme en se tournant vers ses compagnons. Vous pourriez me donner un coup de main au lieu de me regarder !
Tenant Liam par la main, Lassa s’élança devant les Chevaliers et s’arrêta net près des plus vieux arbres en ressentant une curieuse énergie sous ses pieds.
— Ici ! s’écria-t-il.
Santo, qui possédait les mains les plus sensibles, dut avouer que le gamin avait tout à fait raison. Le sol à proximité de la vieille forêt vibrait de façon positive.
— Et il y a aussi de l’eau en grande quantité dans la terre, annonça-t-il pendant que le petit Lassa dansait joyeusement sur place avec les autres enfants.
— Ce sera donc ici que nous creuserons le puits, trancha Swan.
— Je m’en occupe, s’empressa Farrell.
— Alors, aussi bien commencer maintenant si nous voulons avoir de l’eau à temps pour la naissance du bébé, se moqua son épouse en faisant rire tout le monde.
Mais elle avait oublié que Farrell savait influencer les éléments. Sans se préoccuper de l’hilarité du groupe, il ferma les yeux et repéra la nappe phréatique. Utilisant toute la magie que lui avaient accordée les dieux, il creusa la terre avec son seul esprit. Il toucha le liquide froid et pur qui n’attendait que le moment de désaltérer les êtres vivants. Tout à coup, l’eau gicla du sol comme une fontaine, arrosant ceux qui se trouvaient à proximité. Lassa se mit à chanter d’allégresse en sentant les gouttes glacées traverser sa tunique et entrer en contact avec sa peau. Quant aux Chevaliers, ils échangèrent un regard impressionné.
— Maintenant, il ne te reste qu’à construire le puits avec des pierres, indiqua Swan en embrassant son époux sur la joue.
Les soldats se divisèrent en plusieurs groupes afin d’accomplir les différentes tâches. Bientôt, des paysans qui habitaient le village non loin vinrent leur offrir leur aide et leur expérience en construction.
Wellan déposa Jenifael sur une couverture près de Bridgess et l’embrassa sur le nez. La petite se lamenta en le voyant s’éloigner, mais lorsqu’elle s’aperçut que son père demeurait dans son champ de vision, elle se calma. Le grand chef se mêla à ses hommes et transporta magiquement les premières pierres qui détermineraient le pourtour de la chaumière.
Laissant les jumelles de Bergeau poursuivre des papillons dans le pré, Lassa et Liam prirent place devant la petite fille blonde qui mâchait son poing en guettant les adultes.
— Je m’appelle Lassa, fit le petit prince, ce qui fit sourire le bébé.
— Et moi, c’est Liam, se présenta son jeune copain. Es-tu capable de dire mon nom ?
— Elle est encore trop jeune pour…, commença Bridgess.
— Las…sa, articula Jenifael sur le bout de la langue, au grand étonnement de sa mère.
— Ce n’est pas son nom à lui que tu dois dire, mais le mien ! protesta le fils de Jasson.
— Li…am, lui dit le bébé pour son plus grand bonheur.
— Est-ce qu’elle peut venir jouer avec nous ? demanda le porteur de lumière.
Bridgess allait répondre qu’elle ne marchait pas encore, mais se ravisa. « Qui sait ce dont cette petite déesse est vraiment capable ? » pensa-t-elle. Les deux garçons prirent les mains du bébé et l’aidèrent à faire quelques pas. Jenifael éclata de rire. Bridgess accompagna donc les enfants dans les champs pour veiller sur sa fille.
Les travaux se poursuivirent dans la joie et la bonne humeur. Wellan continuait de sonder les alentours pour s’assurer qu’ils ne couraient aucun danger. « Qu’il fait bon de pouvoir se détendre ainsi », conclut-il en déposant une pierre par-dessus celles de la première rangée.